11. La difficulté d’accepter le « placement » en centre de jours : paroles de personnes accueillies   (Chapitre 8)  Imprimer
Résumé
Trois personnes accueillies au centre de soins de jour de « La Rivière » parlent de leur vision de leur présence et de ses raisons. On entend leur désarroi et on découvre l'intervention de multiples acteur·ice·s dans la décision d'entrée en centre de soins de jour.
Description
  • Types d'acteurs :
  • Type d'acte : Participation des personnes malades
  • Thème(s) :
  • Concept(s) : Agentivité, Expérience, Système d'agentivité
  • Lieu d'observation: Centre (de soins) de jour
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Date d'observation: décembre 2011; janvier et décembre 2013
  • Numéro de page du livre : undefined
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
Le centre « La Rivière » (pseudonyme) est un centre de soins de jour qui fait partie du CPAS d'une commune bruxelloise. Il dépend – comme tous les centres de soins de jours – d'une MR au sein de laquelle il se trouve et dont le directeur est aussi le responsable hiérarchique de la directrice de la Rivière. Vu son appartenance à un CPAS, un certain nombre de décisions sont prises par le Conseil de l'action sociale (élu par le conseil communal au départ de propositions faites par les partis représentés au conseil communal), en particulier les décisions d'admission et de fin de l'accueil. Le centre n'est pas spécialisé pour l'accueil de personnes démentes même si de fait, entre la moitié et les trois-quarts des personnes accueillies ont reçu ce diagnostic. Pour être admis au centre, il faut soit être diagnostiqué dément soit souffrir d'une dépendance physique (pour la toilette/l'habillage et les déplacements). Le fait que des personnes sans troubles cognitifs étaient accueillies rendaient les jeux de type quiz d'autant plus sélectifs (les personnes dans ce cas monopolisant l'attention des soignant·e·s en charge de ces jeux). Les récits 8.1, 8.2 , 8.9 et 8.10 portent sur le même centre.
Contexte Méthodologique
J'ai passé au centre deux fois une semaine deux années consécutives (en décembre 2011, puis en janvier 2013). En décembre 2013, j'y ai passé deux journées supplémentaires pour comprendre ce qui se passait avec Mme Donckers qui allait en être exclue (cf 1.1).
Vignette

Mme Vanbesien me dit un matin, pendant le temps d'accueil sur un ton à la fois introspectif et interrogatif :

« Je me demande comment j'ai échoué ici. C'est drôle comme endroit. On mange ici, on passe la journée, on dort ici. » Je lui dis que le soir, elle rentre dormir chez elle. Elle poursuit : « Quelqu'un a dû se renseigner et m'envoyer ici. » Moi : « vous dites « échoué » ? Elle s'exclame : « ça tu peux le dire, échouer ! »

Le verbe me frappe d'autant plus que vu de l'extérieur, Mme Vanbesien est parmi les personnes qui semblent trouver leur compte au centre : elle y occupe une certaine place et dit à plusieurs reprises apprécier la compagnie qu'elle y trouve (en tout cas relativement à son isolement chez elle).

Deux messieurs vont me parler de leur difficulté à accepter de venir au centre. L'un est Mr Lemieux, un homme relativement jeune par rapport aux autres personnes accueillies (72 ans), qui vient au centre depuis un an quand je le rencontre mais reste extrêmement anxieux tout le temps que dure sa présence. Le médecin a accepté qu'on lui donne un Xanax à l'heure de midi mais le centre a obtenu que sa femme vienne le chercher à 14h30 chaque fois qu'il vient (càd un jour par semaine) tant malgré cela l'angoisse monte. J'entendrai plusieurs soignants dire que cet accueil n'a de sens que pour elle mais que si le centre met fin à sa venue, elle l'enverra au mieux dans un autre centre au pire le placera donc l'accueil continue cahin-caha.je l'y retrouverai lors de mon second passage un an plus tard…toujours aussi anxieux ; deux ans plus tard, j'apprendrai qu'il est entré en institution. Un matin où différents jeux sont proposés aux personnes accueillies, Mr Lemieux a été placé devant un livre – qu'il ne regarde pas – vu qu'il ne veut jouer à rien. Je viens m'installer près de lui et il me parle longuement, d'une voix tremblante et hésitante, mais sans trop chercher ses mots, entre autre de son expérience du centre :

« Le plus dur, c'est de voir les autres ! Peut-être que je deviendrai vieux comme cela ? Je ne suis pourtant pas une loque à ce point ! »[Monsieur Lemieux a une présentation très soignée, peu affectée par la maladie]. Il me parle de sa « magnifique carrière », de sa femme qui le « force » à aller au centre : « Je l'attends à 14h30. Souvent, je demande aux soignants quand il sera l'heure d'y aller parce qu'elle n'arrive pas ! » Il me parle les larmes aux yeux du médecin qui lui a interdit de conduire : « Mon épouse conduit ma voiture. »

Autre homme à me parler de son expérience du centre, Mr Dechien, que l'on a vu aux prises avec la bavette (cf récit 8.2). Un midi, je m‘assieds à côté de lui pendant le repas. Il me raconte un peu sa vie puis me parle de sa présence au centre et de la maladie :

« C'est le médecin qui m'a placé ici, je ne sais pas pourquoi. Pourtant, je ne suis pas malade, je n'ai pas de problème physique ». Derrière le qualificatif, j'entends une forme de conscience des troubles. Effectivement, peu après : « Evidemment, j'ai bien quelques problèmes de mémoire. Surtout quand ma femme me donne des ordres, j'oublie. » Il revient plusieurs fois sur le fait « au niveau physique », il ne peut pas se plaindre. Comme je lui dis que c'est peut-être agréable pour lui de voir du monde, de sortir de chez lui, il se récrie : « On n'est pas enfermé chez nous, avec ma femme, on fait beaucoup de choses. (…) Evidemment, quand je ne suis pas là, ça lui permet de faire des choses pour elle. En même temps, ma femme n'est pas tellement pas du genre à faire des choses pour elle. On est tout le temps ensemble. » Il me parle aussi de sa voiture : « Je sens bien que quand je conduis, elle n'est pas tranquille, elle ne me fait plus tout à fait confiance. Pourtant, je n'ai jamais fait d'accident. La voiture est maintenant chez mes enfants, ils ont en ont plus besoin que moi. Je peux leur demander si j'en ai besoin. Ça ne me plait plus tellement de conduire. J'aime mieux rester à l'arrière regarder le paysage. » En fin de journée, pendant qu'on attend les chauffeurs, il me dit : « à mon âge, les journées sont parfois moroses. On n'a plus grand-chose à faire. C'est déjà bien qu'avec ma femme, on s'entende. » Je suis touchée par ce mélange de déni et de conscience des troubles, de l'élaboration en train de se faire de ce qu'il pourrait trouver au centre, de ce qu'il perd et donne à ses enfants.

Dans son dossier, je découvre que ce sont ses enfants qui ont introduit la demande d'entrée au centre, de façon à permettre à sa femme « de se reposer et de déstresser » et que lui « puisse s'occuper car il ne veut plus faire grand-chose ». Dans sa demande au Conseil (qui, dans cette structure publique, prend les décisions d'admission), la rédactrice du rapport a écrit entre autre, avec un vocabulaire très présent dans le secteur (et qui n'en est pas moins significatif) :

« Monsieur est de plus en plus difficile à gérer pour son épouse (…) Il a besoin d'être encadré. »

La chaîne menant à l'entrée au centre de jour est donc longue (et je la retrouve dans beaucoup d'histoires) : les enfants d'un couple âgé convainquent la ou le conjoint·e aidant·e de la nécessité pour elle ou lui de repos ; le médecin sert d'alibi à la manœuvre (il en est parfois à l'initiative mais, comme chez les Dechien, pas nécessairement). Il est sans doute plus facile pour Mr Dechien d'accepter l'idée qu'il est « placé » au centre (selon son expression) par son médecin que par sa femme (ce qui serait vécu davantage comme un abandon). Je présume que c'est plus facile aussi pour sa femme, d'être doublement dédouanée d'une décision à laquelle elle n'avait peut-être pas pensé, par ses enfants et le médecin. On est face à tout l'enjeu moral de décisions qui éloignent la personne de chez elle, le temps d'une journée ou définitivement, contre son gré alors qu'un·e conjoint·e y demeure. Une fois que la personne dépendante ne le souhaite pas (ce qui dans un premier temps, est majoritairement le cas), le ou la conjointe de celle-ci assume souvent difficilement la décision d'entrée en centre de jour.