- Types d'acteurs : Association
- Type d'acte : Participation des personnes malades
- Thème(s) : Enjeux éthiques-épistémologiques de la recherche, Participation politique des personnes malades
- Concept(s) : Expérience
- Lieu d'observation: Réunions en dehors du temps de soin
- Région d'observation: Bruxelles
- Date d'observation: de janvier 15 à juillet 16
- Numéro de page du livre : 287
- Auteur du récit : Natalie Rigaux
Le dispositif des battant·e·s est le seul auquel j'ai participé sans avoir à en faire la demande. Connaissant Sabine Henry de longue date, c'est elle qui m'a proposé de suivre les activités du groupe de Bruxelles qui allait redémarrer lorsque je la rencontre lors d'un colloque. Son soutien à ma présence ne faiblira pas malgré les vicissitudes que l'on va relater. Cet engagement sans faille de sa part mais aussi les relations hiérarchiques un peu tendues qui la lie aux deux jeunes professionnelles qui suivent les activités du groupe vont faire que celles-ci vont me considérer comme un suppôt de leur présidente et ne pas se sentir en confiance avec moi[1]. En ce qui concerne le groupe, la demande d'accord a été faite oralement et collectivement lors de la première réunion, après que j'aie présenté ma recherche en quelques mots. Comme toujours avec ce type de modalités, les possibilités effectives de refus sont minces. Par contre, lorsqu'après une année de présence, je demande au groupe son accord pour poursuivre celle-ci six mois de plus, ayant le sentiment d'avoir encore beaucoup à apprendre, il est davantage en mesure de savoir à quoi cela l'engage (quoique n'ayant encore proposé aucune restitution alors). Je parle « du » groupe, mais on sait maintenant à quel point il faudrait affiner en spécifiant ce qu'il en est des battant·e·s, qui n'interviendront à aucun de ces deux moments de demande d'accord.
A part dans les temps de pause ou de festivité (comme le dîner au restaurant), ma présence a été essentiellement silencieuse (n'intervenant qu'à la demande de Sabine). Au moment du travail en sous-groupe, j'ai été systématiquement dans le sous-groupe des battant·e·s vu mon intérêt spécifique pour leur participation. L'animatrice m'a alors demandé d'en faire le compte-rendu, intégré au PV de l'ensemble de la réunion. Au premier colloque de la Ligue de ma période d'observation, Sabine Henry m'a demandé de faire une intervention (sans lien à mes observations du groupe, avec ma casquette de sociologue) ; au second, elle m'a proposé d'être la porte-parole des deux groupes de battant·e·s à propos de la question des lieux de vie, le groupe de Marche étant à ce moment-là en crise et personne du groupe de Bruxelles ne pouvant/voulant être au colloque. Sans participer activement aux réunions elles-mêmes, j'ai donc eu un statut conféré par Sabine d'universitaire (via l'affichage associé au premier colloque), d'alliée de la Ligue ou de secrétaire à la demande des professionnelles.
J'ai préparé avec beaucoup de soin le temps de restitution à l'ensemble du groupe, veillant à le rendre le plus accessible possible aux battant·e·s, en cherchant sur les sites des réseaux DEEP et DASNI[2] des conseils pour ce faire. J'ai finalement opté pour trois courts récits de moments significatifs de l'activité du groupe[3], dont j'ai repris des phrases clés sur un tableau, entrecoupés de temps d'échange autour des difficultés rencontrées et des pistes de solution :
Denise se met d'emblée en position très active d'écoute, le visage ouvert et attentif. Sabine le fait remarquer. Après le premier récit (« elle a bouffé le jambon »), Anne est tendue, le visage très fermé. Giulia semble s'être mise au même diapason. Elles vont garder cette expression de mécontentement et d'irritation jusqu'à la fin de la réunion, Anne participant néanmoins aux échanges. Ivan soutient la position d'Anne, Béatrice au contraire souligne l'importance de trouver d'autres objets pour les plénières et d'autres façons de communiquer. Quand Sabine renvoie la parole vers Giulia, celle-ci ne répond pas. A un moment tout de même, elle lance à Anne, avec son humour coutumier : « Dès qu'on sort d'ici, j'achète du Serrano et tu vas le manger !!! ». Cela détend l'atmosphère. Le groupe imagine un livre à propos de son expérience de travail qui s'intitulerait « Elle a bouffé le jambon ! ». Denise est prise à ce propos d'un fou rire qui se communique à l'ensemble du groupe. De toute la séance, Georges ne dira rien. Dans un moment de tension autour de l'affaire du jambon qui va revenir à plusieurs reprises, Sabine intervient : « C'est aussi parce qu'on est un groupe de travail que l'on peut se permettre de se dire des choses pas faciles et d'y travailler ensemble. »
On retrouve la loyauté de Giulia à l'égard de sa compagne de laquelle seul l'humour lui permet de se départir un court instant mais aussi la difficulté d'associer les battant·e·s aux échanges, en dehors à nouveau de leur participation non verbale (l'attention de Denise, sa façon de ressouder le groupe par son fou rire). La densité des débats en particulier autour de la séquence rapportée, leur focalisation sur des questions centrales pour le groupe (comment renforcer la participation des battant·e·s en se préoccupant des modalités de la communication mais aussi de leur contenu) font que ce moment reste marquant pour moi de la façon dont ma recherche peut rencontrer les intérêts d'un groupe, les nourrir et en être enrichie[4]. Bien sûr, il faut se garder d'homogénéiser indûment ce collectif : Sabine, les deux professionnelles de la Ligue, Béatrice et Denise se montrent partie prenante du processus de restitution, Anne et Ivan sont davantage sur la défensive, Giulia est mal prise (?), Georges en retrait.
Le jour de la restitution, chaque couple reçoit une copie de l'ensemble de mon analyse. Après l'avoir lue, Anne va en rejeter violemment la teneur, me proposer que l'on se voie pour en parler puis annuler le rendez-vous, annoncer qu'elle quitte le groupe puis revenir sur sa décision. Dans les échanges de courriels qui s'en suivent, deux aspects de sa réaction peuvent être pointés. D'une part, alors que je lui manifeste mes regrets que mon texte l'ait blessée, sa réponse fuse : « « Blessée », le mot est faible… » et dans un message à l'ensemble du groupe elle précise : « Je n'ai aucune envie de connaître cette Anne dont on parle. Quel être abject ! ». La portée critique de certaines séquences (essentiellement celle du « jambon ») emporte tout sur son passage, recouvrant ce que mon texte souligne aussi de l'importance de ses contributions. De façon extrêmement forte, Anne manifeste le caractère intolérable d'une critique de son rôle d'aidante (comme chez Mr Paquot, au chapitre quatre). D'autre part, elle va contester la légitimité d'un regard extérieur sur ce rôle, en me demandant d'abord : « Quel est ton vécu en tant que personne privée et non en tant que sociologue dans la maladie d'Alzheimer ? » puis en écrivant au groupe : « Alors, finalement, personne n'a le droit de s'en mêler. » Sauf à être soi-même aidant·e, nul·le n'aurait « le droit » de dire quoi que ce soit de la relation d'aide. Cette objection a une portée générale pour (en l'occurrence, contre) la démarche ethnographique. Avec d'autres[5], nous ne partageons pas cette vision pessimiste de la condition humaine, telle que la différence rendrait la rencontre et la connaissance qui en découle impossible. Nous pensons plutôt que différentes voix, issues de différents points de vue en relation, peuvent enrichir l'ensemble sans prétendre avoir le dernier mot. Ce faisant, les sciences humaines pourront contribuer à rendre les enjeux du care plus présents dans la sphère publique où se prennent des décisions importantes qui s'y rapportent[6].
[1] Elles expliciteront leur réserve, que j'avais ressentie, lors de la rencontre en tête à tête qui suivra la réunion de restitution.
[2] Le réseau de soutien « Dementia Advocacy and Support Network International » est une communauté en ligne dont un tiers des membres sont des personnes malades. Il a été créé en 2000.
[3] En l'occurrence l'intervention d'Anne autour du jambon « bouffé » par Giulia en pleine nuit, de la loi sur l'euthanasie seulement évoquée dans ces pages et de la « carte Alzheimer ».
[4] On peut penser que ce moment est un exemple de la façon dont J. Dewey pense la contribution des sciences humaines à l'enquête nécessaire du public. Suivre ce que le groupe en aurait fait m'a été proposé par Sabine mais ne sera finalement pas possible suite aux rebondissements que je vais rapporter.
[5] F. Laplantine [1987, pp.191-192] propose ainsi un « décentrement mutuel de l'observateur et de l'observé », tel que « les identités des uns et des autres n'en sont pas pour autant abolies, elles sont appréhendées de l'intérieur même de leur différence, c'est-à-dire à partir d'un rapport, d'une relation. »
[6] A.M. Mol [2010, p.229] note ainsi, à propos de son rôle de chercheuse: “It is important for care practices to be put into words and get more presence, be represented, in the sites from where they are governed.”