1. Des difficultés à donner à manger à une personne adulte   (Chapitre 2)  Imprimer
Résumé
Trois repas donnés par trois aide-familiales différentes permettent de mettre en évidence la difficulté de respecter les rites d'interaction valant pour les adultes lorsqu'il s'agit de leur donner à manger. C'est aussi tout le poids symbolique du geste alimentaire dans le care qui est en question, comme explicité aux pp.68-70, tel que la satiété exprimée par la personne aidée n'est pas prise en compte.
Description
  • Types d'acteurs : Aide familiale
  • Type d'acte : Alimentation
  • Thème(s) : Difficultés du geste alimentaire, Indépendance
  • Concept(s) : Rites d’interaction
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Pseudo: Mme Cardinael
  • Date d'observation: 06.04.12/02.10.12/22.03.13
  • Numéro de page du livre : 68
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
Quand je les rencontre pour la première fois en septembre 2011, Mme Cardinael a 73 ans, monsieur 71 : les premiers signes de la maladie, repérés par une belle-fille infirmière remontent à 2004, le diagnostic ayant finalement été posé en 2006. Madame a longtemps refusé de consulter un·e neurologue. J'apprendrai par la fille de madame, après deux ans de rencontres, que le diagnostic posé a été une démence à corps de Loewi. Si je ne l'ai appris que si tard, c'est que Mr Cardinael, que je vois toujours en présence de sa femme, utilise systématiquement des détours pour parler de la maladie qui l'affecte vu qu'elle n'en a jamais été avertie. Il le fera jusqu'aux derniers jours de sa vie, même quand elle dort. Mr Cardinael souffre de névralgies chroniques qui sont apparues bien avant les problèmes de son épouse et dont le traitement implique des interventions chirurgicales annuelles. Il a fait toute sa carrière dans la presse, commençant comme employé, finissant à la direction des ventes. Madame a été secrétaire dans le secteur des assurances. Elle a arrêté de travailler à la naissance de leur second enfant (une fille, l'aîné étant un garçon). A part sa fille, son frère et rarement son fils, Mr Cardinael n'a pas de contact avec la famille et les amis. Mme Cardinael n'a de relation qu'avec sa fille et son mari, en plus de ses contacts avec les professionnel·le·s. Son fils ne sait comment communiquer avec elle lors de ses rares passages, selon ce que m'en dit son père. En septembre 2011, Mr Cardinael est aidé dans les soins à donner à son épouse par des infirmier·ère·s (matin et soir), une aide-ménagère (une fois par semaine) et une kiné. A partir de 2012, des aides familiales viendront tous les midis donner à manger à madame, vu la difficulté qu'il y a à le faire. La fille de Mr et Mme Cardinael est très présente : pendant dix mois tous les jours (pour alimenter sa mère le midi), ensuite minimum tous les WE. Elle est un appui important pour son père et une actrice majeure du soin reçu par sa mère.
Contexte Méthodologique
Mes sources sont huit passages chez les Cardinael qui se sont étalés de septembre 2011 à janvier 2014 (madame décédant début février de la même année). J'ai été présente lors de trois toilettes infirmières, de deux passages d'une kiné, de trois repas donnés par des aides familiales et d'un repas donné par la fille des Cardinael. Ces passages ont été souvent l'occasion de longues conversations avec Mr Cardinael. J'ai réalisé un entretien avec Greta, l'infirmière de référence de Mme Cardinael et participé à une réunion de l'équipe infirmière.
Vignette
J'assiste à trois repas donnés par des aides familiales, chaque fois différentes. Une heure est prévue pour ce faire à leur horaire. Toutes trois sont d'origine étrangère, ce qui n'est pas étonnant à Bruxelles où 30% de la population étant d'origine étrangère, les soignantes du bas de la hiérarchie des soins le sont souvent. Elles offrent à Mme Cardinael des temps de repas assez contrastés. C'est Mr Cardinael qui « prépare » le repas (c'est-à-dire qu'il réchauffe une purée de pommes de terre et de légumes surgelée achetée en grande surface). Il reste dans la cuisine qui donne sur la salle de séjour ou dans celle-ci pendant le repas. Commençons avec Marie, qui vient pour la première fois chez les Cardinael (06.04.12). Marie parle beaucoup avec Mme Cardinael, d'un ton de voix relativement approprié, sauf par exemple lorsqu'elle lui dit le terrible « une cuillère pour… » quand Mme Cardinael rechigne à finir l'assiette. Elle lui caresse régulièrement les bras, que madame tient croisés sur la poitrine. Marie est très attentive à ce que dit Mme Cardinael : comme elle marmonne d'une voix faible, elle approche son oreille pour bien entendre. Quand madame en a assez, elle dit « non », un « non » que Marie contournera tant que l'assiette n'est pas finie. Comme au moment où ce repas intervient, Mme Cardinael a bien repris du poids, il n'y a pas de raison évidente pour laquelle elle devrait achever son assiette. Marie ne vérifie pas auprès de Mr Cardinael ce qu'il en pense, semblant considérer comme allant de soi que l'assiette doit être vidée – c'est monsieur qui l'a remplie – et que la parole de Mme Cardinael, à laquelle elle est pourtant attentive (par exemple lorsque celle-ci murmure « boire ») n'a pas de poids sur ce point. Des normes – finir son assiette - et des usages – « une cuillère pour maman » - utilisés pour l'alimentation des jeunes enfants (qui mériteraient aussi d'être interrogés) guident l'action. Intervient peut-être ici également le fait qu'ayant pour mission de donner à manger à Mme Cardinael, l'aide familiale prend cette mission au pied de la lettre, sans prendre en compte ce que manifeste madame ni se permettre aucune initiative. Le repas donné par Alya heurte davantage au niveau du mode de communication adopté (2.10.12). Alya appelle madame par son prénom. Elle lui parle peu. Madame ouvre avidement la bouche chaque fois qu'elle approche la cuillère. Devant cet appétit, monsieur propose qu'Alya lui donne ensuite un petit pot de crème, puis un peu de Tiramisu tant elle semble insatiable ce midi-là. Lorsqu'Alya parle, ce qu'elle fait peu, le ton est rude. Quand le regard de madame se perd, elle claque des doigts pour attirer son attention. Elle ne la touche pas, même au moment de lui dire au revoir, restant à distance. La dernière observation d'un repas est celui donné par Séraphine, qu'aux dire de son mari Mme Cardinael aime particulièrement (22.03.13). Séraphine arrive, c'est une petite femme ronde, d'origine africaine, avec de grands yeux, un large sourire… une enthousiaste : « Ah, je suis contente de retrouver Mireille pour terminer ma semaine ! Vendredi dernier, on m'avait mise ailleurs, je me suis plainte ! « . Monsieur : « Vous avez bien fait ! ». Comme madame mange avec grand appétit, Séraphine se réjouit : « Ça fait plaisir de donner à manger à quelqu'un qui a envie comme cela ! » (…) Il y a à la fois une dynamique, une chaleur… et quelques absurdités dans la communication de Séraphine. Elle demande par exemple à madame : « C'est qui le monsieur à côté de toi ? » ou quand elle part, s'adressant à madame : « Tu viens avec moi ? » (Cela se veut drôle, enjoué sans doute. Au vu du handicap de madame, cela me semble surtout absurde). (…) Quand le repas est fini, Séraphine reste assise près de madame et pendant plusieurs minutes, nous restons tous les trois autour d'elle, à suivre ce qu'elle « dit », sans pouvoir néanmoins le comprendre. Un temps suspendu d'attention à sa présence. Alors qu'initialement on l'a vu, il a fallu l'intervention de sa fille pour que madame accepte des repas autres que sucrés, on voit ici que son appétit est tout aussi bon avec Alya, pourtant singulièrement revêche, qu'avec Séraphine. Les changements parfois quasi quotidiens de personnes ne semblent pas la troubler, n'affectant pas son appétit. Les trois aides familiales rencontrées tutoient Mme Cardinael et l'appellent de son prénom alors qu'elles vouvoient son mari.