3. Avec une seconde gouvernante : qui sexualise la relation ?   (Chapitre 7)  Imprimer
Résumé
On découvre le rôle joué par Martine, la seconde gouvernante à intervenir chez Mr Bellens et à travers une séquence d'observation, la manière dont elle contribue à sexualiser la relation avec lui.
Description
  • Types d'acteurs : Garde à domicile
  • Type d'acte : Soins intégrés
  • Thème(s) : Confusion des métiers, Marché non régulé des gardes, Sexualisation de la relation
  • Concept(s) : Expérience, Gouvernante, Maternalisme, Rites d’interaction
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Pseudo: Mme Donckers
  • Date d'observation: mars 2013
  • Numéro de page du livre : 0
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
Mr Bellens est veuf depuis 13 ans et a rencontré très vite aux activités du troisième âge organisées par la commune celle qui est devenue sa compagne, Mme Amenez, veuve elle aussi. Il n'a pas d'enfants, sa seule famille étant ses deux-belles sœurs. Chez Mr Bellens, aucun diagnostic de démence n'a été établi. La manière de le caractériser variera selon mes interlocuteur·trice·s : l'assistante sociale et l'infirmière me parleront d' « artériosclérose » à son propos (en disant aussi des termes comme « confusion » ou « désorientation », mais jamais « démence »), le médecin de « problèmes vasculaires », la belle-famille de monsieur considérera que l'âge et des traits de personnalité expliquent le comportement de Mr Bellens. Suite à différents problèmes de santé de Mme Amenez, la famille de celle-ci décide de l'institutionnaliser dans sa région d'origine, loin de Bruxelles où vit Mr Bellens. C'est suite à ce départ que Mme Jacques, la belle-sœur de Mr Bellens qui s'en occupe, introduit une garde, Martine, dont il va être question. Par ailleurs, une infirmière (dont l'une d'elle s'auto-intronisera gouvernante) vient tous les matins faire la toilette de Mr Bellens, des aides familiales, deux fois par semaine et une aide-ménagère tous les 15 jours.
Contexte Méthodologique
Mes sources sont les comptes-rendus de 9 rencontres étalées sur deux années, de septembre 2011 à novembre 2013 et ayant pour objet : la première visite de contact ; 5 prestations d'aides familiales (avec une fois la présence en parallèle de l'infirmière, une fois de l'aide-ménagère) ; une réunion de coordination ; une rencontre avec la belle-sœur de Mr Bellens (en présence de la garde) ; et enfin une dernière rencontre avec monsieur dans la MR où il a été institutionnalisé à partir du mois d'octobre 2013. J'ai eu par ailleurs un entretien avec l'aide familiale de référence, l'infirmière de référence, la cheffe de l'équipe des aides familiales et le coordinateur. J'ai participé à une réunion de l'équipe des aides familiales.
Vignette

Mme Jacques a introduit une garde à domicile, Martine, après le départ de Mme Amenez ; il s'agit de la belle-mère de la voisine de Mr Bellens, trouvée par hasard et engagée au noir. D'où vient la nécessité de cette garde ? La seule chose qui est sûre, c'est que la faire intervenir correspond à l'image que Mme Jacques se fait de son beau-frère comme d'un « homme-enfant », qui ne peut s'en sortir sans l'aide d'une femme.

Martine est une femme d'une soixantaine d'années qui me dira avoir un compagnon ayant de gros problèmes de santé, de l'âge de Mr Bellens. Ce n'est pas la première fois qu'elle joue le rôle de « dame de compagnie » auprès d'une personne âgée. Elle est payée de la main à la main par Mme Jacques, sans qu'aucune organisation ne joue le rôle d'intermédiaire. C'est donc aussi en dehors de toute définition réglementaire d'un « métier » que Martine travaille. De fait, elle cumule les fonctions qui seraient celles d'une garde à domicile et d'une aide familiale telles que les définissent les normes officielles : comme une garde, elle assure une présence auprès de Mr Bellens (avec des sorties), mais s'occupe aussi, comme une aide familiale, de faire ses courses, de préparer ses repas, de l'accompagner à ses rendez-vous médicaux, à la banque, … Lorsqu'elle s'ennuie, elle va jusqu'à faire la lessive et du repassage, sans jamais aller jusqu'au nettoyage. Dès lors, à partir de son entrée en fonction, les aides familiales vont avoir du mal à trouver leur place, d'autant plus que Mme Jacques les confond avec des aides-ménagères et que Martine n'a de cesse de discréditer leur travail auprès d'elle. Les conflits entre Martine et les aides familiales sont dès lors récurrents, d'autant plus qu'elle entend leur donner des directives, en dehors de toute légitimité organisationnelle ou professionnelle (elle n'a aucune formation à faire valoir). L'OSD ne parviendra pas à y mettre bon ordre.

C'est sous une modalité très particulière que Martine occupe sa fonction, en laissant se développer une sexualisation de la relation dont l'ambiguïté est entretenue par tou·te·s les intervenant·e·s. Ecoutons comment Mme Jacques m'en parle, alors que Mr Bellens et Martine sont pour un moment à la cuisine :

« On a une chance inouïe d'avoir trouvé Martine. Elle va au restaurant avec lui, elle le sort : ils vont au marché, faire des courses, à la banque, … Elle l'accompagne pour ses rendez-vous médicaux. Il s'attache fort à elle. Il croit qu'elle vient pour ses beaux yeux. Il lui demande de dormir avec elle. Il n'a pas besoin d'un contact sexuel, mais maternel. Martine gère bien. Elle n'a pas peur qu'il lui mette la main sur le genou ou sur la main. Elle m'en parle. Il sait que je la paye, il le voit. Mais après, il lui demande pourquoi il faut la payer. » Sur ces entrefaites, Mr Bellens et Martine sont revenus à la salle à manger. Monsieur s'installe au bout de la table autour de laquelle nous sommes assises, Martine se tient debout derrière lui, lui massant les épaules et le cou. Mme Jacques poursuit : « Mme Amenez se plaignait toujours qu'il n'y avait pas moyen d'avoir de conversation avec lui. Mais c'était parce qu'il était trop fatigué quand elle vivait là. » Martine intervient : « On parle beaucoup, entre autres au restaurant. On sort se promener. Je vois une amélioration. » (…) Mme Jacques : « Le samedi, elle vient préparer de quoi manger pour le dimanche. » Martine : « Je ne crois pas qu'il y ait de problème le dimanche. Le temps que l'infirmière l'installe à son petit déjeuner, il est midi, il lit le journal, regarde la télé. » J'interpelle Mr Bellens pour avoir son avis sur ce qu'il pense de ce dimanche sans garde, tentant ainsi de lui permettre de reprendre pied dans cette conversation qui se déroule sans égard pour sa présence : « Oh, le dimanche, je suis tranquille ! » Martine (qui le tutoie et l'appelle par son prénom) : « Si je te trouvais une petite jeune de vingt ans, tu serais content, pour le WE ? » Monsieur : « Tu serais jalouse ». Mme Jacques, en aparté : « Vous voyez, c'est incroyable comme il se l'est approprié. »

Dans cette séquence au moins, la sexualisation de la relation à Martine est entretenue par celle-ci (par ce massage qu'il n'a pas demandé, ce jeu dans l'évocation d'une « petite jeune » auquel monsieur ne fait que répondre dans le registre où il a été interpellé). Le fait même d'introduire la garde (de 17 à 21h) au moment de l'institutionnalisation de sa compagne introduit l'idée d'un remplacement de l'une par l'autre, que prolongent Mme Jacques et Martine en comparant l'état de Mr Bellens du temps de sa vie avec Mme Amenez puis de l'arrivée de Martine. Quand je le rencontrerai durant cette période, ce que m'en dira Mr Bellens oscille entre des moments de conscience qu'il s'agit d'une garde (« Il y a une dame qui s'occupe de moi ») et d'autres plus ambigus (comme lorsqu'à propos de sa malchance en amour, il passe sans transition de l'évocation de sa femme à « Maintenant, j'ai Martine »).

Cette sexualisation n'empêche pas qu'intervienne aussi une forme de maternalisme, que l'on a déjà vu être associée au rôle de « gouvernante ».

Lorsque je lui rends visite dans la maison de repos où il réside, Mr Bellens m'a demandé de laisser mes coordonnées « avec ton numéro de téléphone au cas où j'aurais besoin de tes services[1] » (18.11.13). Comme je m'y attends, je reçois un coup de fil de Martine (qui continue à lui tenir compagnie toutes les fins de journée[2]) dès que je suis chez moi « pour savoir s'il faut faire un message à la famille ». Elle me donne ensuite des nouvelles de Mr Bellens. Pour me dire à quel point il va bien, elle me décrit ce qu'il est en train de faire pendant que nous parlons au téléphone :« Là, il est en train de faire ses tartines lui-même, il a été chercher une bière au frigo (le tout sur le ton signalant un exploit). S'il a envie d'une crème glacée, je vais la lui chercher au magasin du coin ! »



[1] Selon les moments, Mr Bellens me prendra soit pour une professionnelle (aide familiale ou garde ici), soit pour quelqu'un « du bureau » venu pour contrôler leur travail (en particulier lorsque je reste à bavarder avec lui).

[2] On peut y voir une forme d'égard de la belle-famille de Mr Bellens pour la relation qui s'est développée quand il était encore au domicile.