- Types d'acteurs : Garde à domicile
- Type d'acte : Soins intégrés
- Thème(s) : Manière de voir et de vivre avec la personne, Marché non régulé des gardes, Respect des préférences, Traitements médicamenteux
- Concept(s) : Quatre temps du "care", Système d'agentivité
- Lieu d'observation: Domicile
- Région d'observation: Bruxelles
- Pseudo: Mme Alvaro
- Numéro de page du livre : 140
- Auteur du récit : Natalie Rigaux
Voyons d'abord quelle a pu être l'expérience de Mme Alvaro, puis celle de Christine.
L'expérience de Mme Alvaro avec Christine
Christine a le souci de toujours intégrer Mme Alvaro dans la conversation, de prendre en compte sa présence par la parole et le contact physique, même lorsque celle-ci sommeille à demi. Mme Alvaro y veille d'ailleurs, même lorsque ses moyens pour intervenir par la parole ont fort diminués. Christine vouvoie Mme Alvaro et s'adresse toujours à elle en disant « Mme Alvaro ». Régulièrement lors de mes passages, Christine se plaira à souligner les bons moments qu'elles ont vécu ensemble récemment, en veillant à ce que Mme Alvaro saisisse l'objet de ces interventions. Elle en profite alors pour remercier Mme Alvaro de ceux-ci : soirée télé particulièrement agréable, fou rire suite à une situation cocasse de la vie quotidienne ou temps de soin agréable. Par exemple, en avril 2016, alors que les possibilités de communication verbale de Mme Alvaro sont devenues très limitées et qu'elle dort beaucoup, Christine me raconte, sans que je ne la sollicite dans ce sens (9.04.16) :
« Un bon moment, c'est quand je lui fais ses cheveux le dimanche. Pour les lui laver, je l'installe sur un tabouret, dans la douche – ce qui marche encore si j'ai trouvé le bon moment. Puis, je l'installe à la table du salon, je lui mets des bigoudis, je la coiffe et ça madame aime bien ! » On sent Christine se réjouir à l'évocation de ce dernier – et rare ! – bon moment.
« Trouver le bon moment » impliquera aussi, concernant la douche, de renoncer à la donner tous les jours, Mme Alvaro y devenant plus rétive et manifestant beaucoup de fatigue ensuite. En étant quatre jours à demeure, sans être limitée par la définition stricte de son rôle, Christine peut se permettre de juger, en situation, de ce qui souhaitable et possible en matière d'hygiène.
Les sorties avec le chien font partie des moments heureux, pouvant donner lieu à de longues promenades dans le quartier (auxquelles j'ai moi-même participé avec plaisir), ou à de petites courses dans les commerces de proximité. La mort du chien, puis l'affaiblissement de Mme Alvaro (entre autres du fait de problèmes intestinaux), les dix marches à gravir pour rejoindre l'ascenseur depuis son appartement font qu'à partir de la fin de 2014, les sorties ne seront plus possibles, même en chaise roulante.
Christine me rapporte aussi des moments d'échange sur des questions aussi difficiles et fortes que celle de la mort, voire du désir de mort de Mme Alvaro. Ainsi, un jour de décembre 2015 où celle-ci est très éveillée – ce qui est devenu rare à cette période-là - mais aussi d'une humeur très noire, avec un discours incompréhensible à la tonalité sombre, où surnagent des bouts de phrase comme « j'en ai marre », ou « j'en peux plus » (12.12.15) :
Alors que madame pleure, Christine lui dit, avec empathie : « Vous m'avez dit récemment que vous ne vouliez pas aller au ciel. Alors, il faut un peu de patience. C'est que vous avez encore à faire des choses avec nous. » Je m'étonne : « Vous avez des discussions profondes ! » Christine : « Oui, madame disait comme aujourd'hui « j'en ai marre », alors j'ai creusé : « Vous voulez partir où ? Au ciel ? » Alors, en orientant un peu c'est vrai les questions vers le positif, madame m'a dit fortement : « Non ! ». En même temps, il faut pouvoir entendre qu'elle en a marre. »
On y reviendra : « pouvoir entendre qu'elle en a marre » va s'avérer très difficile pour Christine et les gardes.
À diverses reprises et avec des fortunes diverses, Christine manifeste un souci de prendre en compte – voire de susciter – les préférences de Mme Alvaro en ce qui concerne sa vie quotidienne : par où continuer la promenade ? quelle laisse mettre au chien ?
Bien entendu, certaines de ses habitudes sont plus difficiles à accepter pour Christine vu leur impact sur sa propre vie, ainsi par exemple de l'heure du coucher (11.12.14) :
« Madame se couche tard : 23h30, minuit. C'est parfois trop tard pour moi, qui ai envie d'aller me coucher, mais je n'ose pas la laisser seule au salon. Ça fait parfois des crises entre nous. Elle me dit « tu peux monter te coucher, j'irai quand je suis fatiguée. » Parfois, je commence à m'apprêter et elle me suit dans ma chambre puis accepte d'aller dans la sienne. Maintenant, j'ai compris que l'heure du coucher, c'est la dernière chose sur laquelle elle a prise, donc c'est hyper important pour elle que cela soit respecté. Depuis, je l'accepte mieux et les couchers sont plus paisibles. »
La ruse, diraient A. Hennion, P. Vidal-Naquet et al. [2012] mais aussi le souci de comprendre le sens des positions prises par Mme Alvaro aident Christine dans ces situations plus difficiles.
Toutes ces facettes du soin pris par Christine de Mme Alvaro contribuent à permettre à celle-ci de faire une expérience du soin telle que, à la mesure de ses possibilités, elle dispose d'une prise sur un environnement ouvert sur le monde extérieur.
Après une année environ de présence intensive de Christine, cette période de grâce bascule. Les moments difficiles où l'anxiété et une tonalité sombre des propos qui ont toujours été présents se multiplient. Le terme de « crise » est utilisé par les gardes pour en parler : selon les moments, l'anxiété de Mme Alvaro se traduit par une déambulation (tant qu'elle peut marcher), d'incessantes questions autour de thèmes récurrents (la peur d'être seule, parfois d'être volée), plus tard dans son parcours, par des hallucinations (de personnages inquiétants) et des nuits agitées. Ces moments sont sûrement très difficiles à vivre pour elle mais on s'en doute aussi, pour les gardes qui, parfois pendant des heures, tentent de la rassurer. À cette anxiété se mêlent parfois des pleurs et l'expression d'une lassitude de la vie comme on en a eu un exemple plus haut. Comment Mme Alvaro et Christine vont-elles faire face à ces moments difficiles ? Le contact physique rapproché semble être leur première réponse. Je les verrai souvent lors de mes visites dans ce contact physique permanent que Mme Alvaro semble rechercher. Ainsi, alors que je passe une après-midi avec elles durant laquelle Mme Alvaro est assez anxieuse (11.12.14) : Christine passe quasi tout l'après-midi contre madame, sur le canapé, avec ses mains dans les siennes et elle m'explique que lorsque Mme Alvaro est vraiment anxieuse, madame glisse ses mains entre ses cuisses.
C'est aussi par un traitement médicamenteux que Christine et les médecins[1] cherchent à réguler ces moments difficiles. J'entendrai parler de révision des traitements très régulièrement pendant la période où Christine est la garde-pivot mais après celle-ci aussi.
L'équilibre entre anxiété et endormissement est d'autant plus difficile à trouver que les gardes peuvent avoir tendance à privilégier un endormissement important qui facilite leur vie.
Mme Alvaro dort parfois jusque vers 13h. Version de Christine (en septembre 2014) : « Les médecins disent qu'il faut la laisser dormir, c'est qu'elle en a besoin. » Plus tard dans cette période, Christine me confiera que parfois, quand Mme Alvaro se réveille à 9h du matin, elle lui donne « un petit quelque chose pour qu'elle se rendorme, aussi non, c'est pour être mal et agitée au fauteuil » (9.04.16).
J'aurai pour ma part le sentiment qu'au fil des mois, la balance penche de façon excessive vers l'endormissement de Mme Alvaro, même si, pour en avoir été le témoin à l'une ou l'autre reprise lors de mes passages, l'expérience des « crises » de Mme Alvaro, tant d'abord pour elle que pour ses gardes, est indubitablement une épreuve qu'il est approprié de vouloir réduire. Sans doute l'épuisement manifeste de Christine contribue-t-il à une sur-médication.
Son épuisement se traduit aussi par une difficulté croissante à faire face aux expressions de tristesse (pleurs, gémissements) de Mme Alvaro.
Par exemple, lors d'une après-midi où Mme Alvaro est dans un jargonnement sans fin à la tonalité sombre, entrecoupé de pleurs, Christine perd pied (12.12.15) : semblant à partir d'un moment considérer que Mme Alvaro se complait dans sa tristesse ou en tout cas qu'elle y est enfermée, Christine intervient d'une voix ferme : « Vous voulez que j'appelle le médecin pour qu'il vous fasse une piqure et que vous dormiez un bon coup ? » Mme Alvaro, d'une voix outrée : « Non ! » Suit toute une tirade jargonnante sur le même ton indigné. Je demande à Christine : « Vous avez déjà demandé au médecin de passer dans des moments difficiles comme ça ? » « Non, jamais ! » Je reste sidérée de la violence de cette parade…et de la force de la réponse de Mme Alvaro.
Dans la seconde période où Christine est la garde-pivot, Mme Alvaro passe de longs moments d'endormissement à des périodes d'éveil souvent anxieux, à la tonalité sombre. Il est difficile bien entendu de faire la part des différents facteurs qui interviennent pour expliquer cette évolution de Mme Alvaro : son âge avance, son état de santé se dégrade au plan physique et cognitif, mais aussi sa garde principale s'épuise. Essayons de mieux comprendre de ce qui s'est passé pour elle.
Pour Christine : une expérience du soin suivie d'un effondrement
Quand je la rencontre pour la première fois en septembre 2013, Christine a 58 ans. Le visage souriant mais assez fatigué, elle a l'allure d'une femme des milieux populaires – un collant moulant, un pull sans apprêt – mais n'en a pas le langage : on sent chez elle certaines ressources culturelles, de par ses facilités d'expression et la manière dont elle aborde son travail. J'apprendrai peu à peu quelques éléments de son parcours : initialement institutrice primaire, elle se forme à la gestalt thérapie[1] et s'installe sous statut d'indépendante comme « psychothérapeute », avec une spécialisation dans la dépression. Cela jusqu'au moment où elle suit son compagnon en Italie, puis revient en Belgique deux ans plus tard suite à divers déboires. Elle devra à son retour repartir à zéro. Elle accepte alors « n'importe quoi » dans le système des titres-services (à mi-temps) – comme elle parle d'un travail lourd physiquement, je suppose qu'il s'agit d'être aide-ménagère – puis suite à des problèmes aux articulations, elle se retrouve en maladie invalidité. Pour son autre mi-temps, elle est indépendante à titre complémentaire, ce qui lui permet de travailler comme garde. J'apprendrai par la suite que sa situation financière est très difficile dans la mesure où elle doit assumer un arriéré fiscal et de cotisations à la sécurité sociale liés à sa première activité d'indépendante. Lors de nos dernières rencontres, Christine évoquera son intérêt pour la méditation, découverte par un neuropsychologue qui l'a suivie pendant 6 séances. Elle suit ensuite certaines formations qu'il organise.
Il y a donc chez elle à la fois un itinéraire socio-professionnel assez chaotique qui, au moment où je la rencontre, la conduit à une situation précaire et un certain nombre de ressources culturelles associant développement personnel et spiritualité qui la distinguent de la plupart des gardes qu'elle va côtoyer.
A partir du moment où « Être bien chez soi » (et donc Christine) interviennent, les gardes sont en charge de toutes les activités nécessaires à la vie au domicile, à part les courses et le ménage. Les infirmières ne venant plus, ce sont les gardes qui s'occupent de la toilette et des médicaments.
On est ici face à une intégration quasi totale des métiers du soin, à l'exclusion notable de l'entretien de l'appartement : vu le peu de considération associée à ces tâches, sans doute les gardes les considèreraient-elles comme dégradantes. On est aux antipodes de la segmentation du travail propre au secteur régulé des soins à domicile, ne permettant pas aux gardes (là où elles sont reconnues) de faire des tâches revenant aux autres métiers. Cela donne à Christine et à ses collègues davantage de possibilités d'initiatives que dans les contextes régulés et contribue à une diminution du nombre d'intervenantes requises.
L'expérience de Christine avec Mme Alvaro se déroule sur fond d'une bonne entente entre elles, dont Christine se réjouira à plusieurs reprises et qui contribue au respect à, la tendresse, au plaisir partagé qui marquent l'expérience de Mme Alvaro.
Comment comprendre son épuisement après une année de présence, dont elle me parlera elle-même à plusieurs reprises ? Il y a d'abord le fait que, comme elle me le dira, « quatre jours, c'est trop long ». Cela deviendra d'autant plus difficile qu'à partir de la fin de l'année 2014, les sorties avec Mme Alvaro ne sont plus possibles, menant à un confinement de Christine avec elle dans son appartement. Du lever au coucher de Mme Alvaro, elle me dit avoir peu de temps pour elle. Reste le matin pour être plus libre, quand Mme Alvaro dort encore (d'où la tentation, à partir d'un certain moment, de prolonger ce moment ?) et après minuit, lorsqu'elle est