2. Le fil cassé de la recherche   (Chapitre 4)  Imprimer
Résumé
Suite à une séance de kiné où j'ai manifesté mon trouble face à un soin irrespectueux de ce que manifeste Mme Paquot, je ne trouve plus comment maintenir le lien à son mari. Cette séquence permet d'interroger le contrat tacite qui engage la chercheuse à n'émettre aucune critique des soins dont elle est témoin, la violence infligée quand elle le brise et les limites de ses capacités à se maintenir sur son terrain.
Description
  • Types d'acteurs : Chercheur·se
  • Type d'acte : Immersion
  • Thème(s) : Enjeux éthiques-épistémologiques de la recherche
  • Concept(s) : Expérience
  • Lieu d'observation: Domicile
  • Région d'observation: Bruxelles
  • Pseudo: Mme Paquot
  • Date d'observation: de septembre 2011 à avril 2012
  • Numéro de page du livre : 98
  • Auteur du récit : Natalie Rigaux
Contexte
Mme Paquot ne parle plus depuis plusieurs années, de temps à autre – rarement – un son s'échappe de sa bouche. Elle a été diagnostiquée malade d'Alzheimer treize ans auparavant et a 83 ans lorsque je la rencontre (monsieur 79). Depuis une chute ayant entraîné une fracture de la hanche il y a 5 ans (et pour laquelle elle a fait un séjour dans une unité de revalidation), elle ne marche plus et ne tient debout qu'avec une aide importante, proche du portage. Depuis lors, des infirmier·ère·s passent deux fois par jour pour faire la toilette de madame, la lever et la coucher. Un kiné vient deux fois par semaine pour la mobiliser, des aides familiales au même rythme pour faire les courses essentiellement et un kiné respiratoire quotidiennement sauf le week-end avec une machine facilitant l'élimination des glaires. Le couple a eu deux enfants, un fils chirurgien dont monsieur me parle avec fierté, qui a lui-même 4 enfants et joue un rôle important pour identifier les soins requis, et une fille en institution de soins depuis un accident grave qui l'a laissée invalide. Monsieur ne m'en parlera que lors du premier entretien. Mr Paquot a été gendarme, en retraite depuis 25 ans, madame couturière jusqu'à la naissance de leur deuxième enfant.
Contexte Méthodologique
J'ai été mise en contact avec les Paquot par le service infirmier qui y intervient. Mes sources sont constituées d'un entretien avec monsieur en septembre 2011, suivi de deux observations, une en octobre 2011, lors du passage d'une infirmière pour la toilette et du kiné respiratoire (deux heures), l'autre en avril 2012 lors de l'intervention du kiné travaillant la mobilité de Mme Paquot (30 minutes). En décembre 2011, j'ai participé à une réunion de l'équipe infirmière intervenant chez les Paquot. Divers coups de fil (avec Mr Paquot et les infirmières/kiné) ont préparé ou suivi ces temps d'observation.
Vignette
Jusqu'au moment passé en compagnie du kiné, j'étais touchée par la façon de prendre soin de Mr Paquot, admirative de la manière dont il reconnaissait sa femme comme interlocutrice, d'autant que j'avais du mal à entrer en contact avec elle. Lui-même semblait ouvert à ma présence chez eux : dès mon premier coup de fil, il m'avait fixé très rapidement un moment de rendez-vous ; quand après avoir assisté à la toilette, je lui avais demandé de pouvoir rester jusqu'à l'arrivée du kiné respiratoire, il avait accepté en me disant « avec plaisir ». Il semblait plutôt heureux de ma présence, en tout cas nullement dérangé et prêt à ce que je revienne de temps à autre lors d'un temps de soin. Pendant la séance de kiné, je suis tellement choquée de ce que je découvre que je ne peux m'empêcher d'intervenir activement en laissant percer ma critique de ce qui se passe. Encore sous le coup de l'émotion, je me décide à rappeler Mr Paquot le jour suivant. Je lui demande si cela le dérangerait que je revienne assister à la séance de kiné prévue le lendemain, vu que sa femme dormait la veille. Je sens tout de suite sa réticence : Monsieur : « Vous savez, ce qu'il a fait hier, c'est exactement comme il fait d'habitude. Il fait toujours les mêmes choses. » Moi : « C'est que j'aurais aimé savoir comment se passe la séance quand votre femme est éveillée. Mais je comprends bien si c'est un problème pour vous. » Monsieur : « C'est que vous voyez, ça perturbe un peu mon planning. Là, je ne sais pas quel infirmier va venir, hier c'était le kiné respiratoire qui voulait venir à 8h30. Ça me dérange un peu. » Je n'insiste pas et m'interroge alors beaucoup à propos de ce refus, un des deux seuls que j'aie reçus durant cette recherche une fois que les observations avaient commencé. En dehors des raisons qu'il invoque, je présume que c'est ce qu'il a dû percevoir de mon effroi lors de la séance qui le conduit au refus. Y a-t-il une violence - involontaire - dans la critique venant de la chercheuse qui la rend irrecevable ? Dans la mesure où le proche met beaucoup de lui dans le soin, celui-ci donnant sens à sa vie, en interroger la qualité le met en question dans quelque chose d'essentiel. Le faire alors qu'il m'a accueillie chez lui redouble cette difficulté d'une ingratitude de ma part. Étant reçue au domicile, y aurait-il un contrat tacite m'engageant à n'y voir que du bon, ajoutant ma voix au chœur des louanges que j'entendrai souvent chez les professionnel·le·s lors de leur passage, ailleurs mais aussi ici (Jacqueline dira « elle ne peut être mieux qu'ici », le kiné à son propos « c'est mieux qu'une infirmière », s'extasiant qu'il ne sorte plus (!))? La relation d'aide où s'implique un·e proche étant fortement moralisée – et le plus souvent considérée a priori par lui·elle, son entourage et les professionnel·le·s comme « bonne » - l'attente d'un retour positif, et l'indignation quand ce n'est pas le cas, s'en trouvent sans doute accrues. Je réalise à partir de là que, d'une façon générale, j'ai veillé à ne pas manifester en situation ce que j'éprouvais face aux soins qui se déroulaient devant moi, en tout cas quand j'en étais heurtée. Est-ce la critique ou le simple fait d'avoir été témoin de cette scène pathétique qui trouble Mr Paquot ? Ceci ne vaudrait que si lui-même l'avait ressentie comme telle, fût-ce confusément. Il s'en est en tout cas défendu au téléphone, prenant fait et cause pour le kiné et le sens de sa séance. Quoiqu'il en soit, lorsque quelques mois plus tard, je recontacte Jacqueline pour voir si elle peut être mon intermédiaire afin de sentir si Mr Paquot est prêt à me recevoir , j'apprends qu'elle ne travaille plus, étant en congé maladie puis en pré-retraite. Je renonce alors à rappeler Mr Paquot et n'ai plus eu de nouvelles de lui et de sa femme depuis. Si je n'ai pas osé le relancer directement, c'est sûrement par égard pour lui mais aussi tant j'étais restée meurtrie et incertaine suite à cette séquence. A-t-il vécu ce silence avec soulagement ou comme une nouvelle offense de ma part ? Je n'en saurai rien et resterai embarrassée par mon incapacité à lui faire signe, ne serait-ce que pour lui dire au revoir.