Une anecdote qui m'est rapportée par plusieurs intervenantes est révélatrice d'une façon de voir la personne malade et de faire avec elle peu soucieuse de chercher le sens de ses conduites, par-delà leur étrangeté apparente.
Je rencontre Mme de Longueville par l'entremise du service infirmier qui intervient chez elle deux fois par semaine pour l'aider à sa toilette et veiller à la bonne prise des médicaments. Elle est née en 1934 et est veuve depuis 5 ans au moment où je la rencontre, en janvier 2012. Quelques mois plus tard, elle entrera en institution. Elle a trois fils, dont un vit aux Etats-Unis. Des deux fils vivant en Belgique, un est divorcé et c'est (dès lors ?) la femme du troisième qui va être la personne de contact pour les services intervenant chez Mme de Longueville. Ce sera la seule personne de la famille que je rencontrerai, les deux fils n'étant pas opposés au principe d'une rencontre mais n'ayant pas donné suite à mes demandes de rendez-vous. C'est après le décès de son mari (ingénieur) que les ennuis de Mme de Longueville vont commencer, ayant été jusque-là une femme « très dynamique, avec plein d'amies, participant à des tables de conversation en anglais, (…) une femme très intelligente » (selon sa belle-fille). Ses fils vont lui acheter un appartement, la maison conjugale s'avérant trop grande pour une femme seule. Vont alors survenir à la fois des problèmes physiques – deux prothèses de genoux, qui demandent une hospitalisation, puis une revalidation – et psychiques – une grave dépression, accompagnée d'une automédication erratique, conduisant à une intoxication médicamenteuse. C'est lors d'une des hospitalisations liées à ces différents problèmes que va être diagnostiquée « une légère démence frontale » (toujours selon la belle-fille). C'est peu à peu, sur recommandation des hôpitaux et sous la supervision de la belle-fille que va s'installer le caring arrangement suivant : les deux fils vivant en Belgique passent chacun un soir par semaine et mangent à cette occasion avec leur mère, un des deux en profitant pour s'occuper des factures à payer ; une infirmière passe deux fois par semaine ; une aide-ménagère 4h une fois par quinzaine ; et une aide-familiale deux fois par semaine (idéalement pour aider Mme pour sa toilette, mais comme celle-ci le refuse, en général pour faire avec elle des courses, à sa demande). Les repas de midi sont apportés par le CPAS. L'ensemble de ces interventions assure un passage quotidien de professionnelles pendant la semaine, sans compter le dépôt du repas chaud. Au moment où je découvre la situation, les amies ont disparu, à part un contact mensuel avec une amie anversoise. Comme le nom d'emprunt de Mme de Longueville le suggère, son patronyme renvoie à une origine noble. La responsable de l'équipe des aide-familiales me parlera d'un milieu « huppé ». Il est sûr qu'à tout le moins, Mme de Longueville dispose des ressources économiques et culturelles des catégories sociales supérieures.
Mme de Longueville est considérée comme « difficile » par les différents intervenants rencontrés, on découvrira pourquoi. Sa situation pose entre autres la question de la possibilité de rester au domicile pour les personnes considérées comme « démentes » sans cohabitant.
J'ai rencontré d'abord la belle-fille de Mme de Longueville, puis à deux reprises celle-ci chez elle lors d'un passage de deux aide-familiales différentes ; j'ai mené un entretien avec l'infirmière de référence et un autre la responsable de l'équipe des aide-familiales (entre janvier 2012 et janvier 2013).
L'histoire qui va suivre m'a été racontée par
plusieurs intervenantes tant elle a marqué leurs esprits. La première à le
faire est la belle-fille de Mme de Longueville, qui la considère comme une
preuve de son extravagance.
Comme chaque mois, une même somme d'environ 800 euros
disparaissait du compte de Mme de Longueville sans que l'on ne sache pourquoi,
la famille a alerté les services, puis craignant une arnaque a mené l'enquête.
Le mari de mon interlocutrice a d'abord constaté – « en faisant
l'inspection » - que sa mère quittait tous les jours son appartement vers
13h30 pour y revenir à 17h. L'autre fils l'a alors un jour suivie et a
découvert que sa mère prenait le taxi jusqu'à la gare, pour prendre le train jusqu'à
Anvers, puis retour, sans rien faire d'autre dans la ville que changer de quai.
Commentaire de la belle-fille :
« Elle ne le raconte pas ! Elle nous ment
tout le temps ! Elle n'a pas confiance dans ses fils ! (ironique) Les
aide-familiales ont bien rigolé quand elles ont appris ça. »
Je demande si les fils en ont parlé avec elle ensuite,
la réponse est non. Ce n'est que plus tard dans l'entretien que j'apprendrai
que la seule amie qui voit Mme de Longueville vient d'Anvers et que celle-ci
avait l'habitude de s'y rendre dans le passé, sans que sa belle-fille ne semble
vouloir établir de lien. C'est d'ailleurs sans cet élément factuel que
l'histoire est transmise aux intervenantes.
Cette histoire, qui m'est racontée d'un ton
sarcastique, me semble pour ma part pathétique à trois niveaux. Il y a quelque
chose de douloureux à voir cette femme faire seule cet aller-retour quotidien
vers Anvers, sans but apparent et à imaginer ce qu'elle peut y trouver :
le rappel d'une amitié qui se délite, pour elle qui est si seule ? une
façon de meubler un temps devenu vide, pour elle dont la vie sociale s'est
effondrée ? C'est aussi la manière dont les fils procèdent pour découvrir
où part l'argent de leur mère, par une filature aux modalités plus policières
que familiales, et dont ils ne tentent pas d'en reparler avec leur mère qui
bouleverse dans cette histoire. C'est enfin la façon dont l'histoire m'est
rapportée, sans effort d'empathie pour l'expérience qu'y vit Mme de Longueville
qui me trouble : la belle-fille est ici sarcastique, les deux
aide-familiales qui me la raconteront ensuite ne montreront pas davantage de
compréhension.
Seule la cheffe d'équipe, qui revient sur cette
histoire cette fois à ma demande la conclut en disant : « Les enfants
n'ont pas reparlé avec elle. Peut-être qu'il y aurait eu ça, dans une famille
avec plus de souci, plus d'attention. »